Eòghann Divel Aveleen
Dans ma tête, c'est le vide. L'aspiration du néant. L'inspiration de l'inconnu. C'est le noir absolu, l'inquantifiable, l'inqualifiable : l'inutile, le silence, l'écho de l'absence, l'engloutissement des cavités indéchiffrables. Dans mon vide, il ne fait ni chaud, ni froid, il ne fait aucunement bon, il ne fait rien. C'est l'infiniment rien, avec ses houles et ses boucles de rien, avec ses tentacules et ses émotions de rien. La transparence d'un être, convenu dans un espace, délimité par des contours et des rebords intangibles. Des pointillés à découper à coups de ciseaux imaginaires pour se frayer une place dans l'absolu de l'inexistence. Déchirer les commissures d'une bouche fermée, sans lèvre, où tout l'alphabet des sens s'engouffre.
Les vents dysphoniques élargissent leurs bras autour de mon cercle de vide. Ils enlacent mon corps invisible, à peine palpable parmi cette cacophonie de silences chétifs et m'entrainent dans leur monde de dissonance. Pourquoi ? Parce que, pour quelqu'un de déjà mort, il ne reste plus que les sons et les bruits. Animer son corps de vibrations légèrement lointaines. Se faire murmurer les cris, dans de longues litanies, avec pour seul accompagnement les tambours si présent, et si près : qui nous heurtent, qui nous frappent en plein cœur et qui nous font, l'espace d'un instant, entrevoir la réalité des choses, la vie, les couleurs, sentir notre corps sous nos doigts insensibles, sentir les battements creux et monotones de nos tempes contre notre crâne. Écouter les corbeaux imaginaires crier, et crier toutes leurs insanités.
Se sentir vivant en frottant ses yeux de ses poings. Se sentir vivant en s'approchant des flammes, en les caressant d'une main affreusement lourde, comme tranchée et intangible au niveau du poignet. Se sentir vivant parce que notre corps n'est qu'un cadavre que nos jambes trainent comme un faix. Incompréhension d'une logique physique : se sentir mourir petit à petit, et ne pouvoir rien y faire. Alors que tout se trouve dans notre tête. Entre nos deux oreilles à moitié sourdes par les sifflements incessants d'un acouphène traumatique. Par les souvenirs et les cris. Les pleures et les heures.
J'ai des requins plein l'estomac qui s'amusent à mordre l'invulnérabilité de mes pensées. Qui s'amusent à avaler tout ce que je mange, tout ce que je pense, tous mes souvenirs que j'essaie de garder cachés parce qu'ils me troublent. J'ai des requins vivants, et des requins morts, comme moi. Qui ne bougent plus vraiment. Qui ne ressentent plus rien mais qui parviennent, parfois, à ouvrir la bouche pour se nourrir, ou à agiter leurs nageoires par habitudes inséparables du passé.
Comme moi. J'agite les bras, je mange mes souvenirs par habitude, parce que je n'arrive pas à faire autre chose. Parler me semble impossible : ma voix résonne creuse dans ma surdité, s'étend en octaves que je n'arrive pas à comprendre, oscillent entre deux sonorités que je n'associe pas à ma propre personne. Mon reflet dans une glace me semble incohérent : je me vois, bien sur, mais pas au travers de mes yeux. Comme en retrait, vers l'arrière, comme si je collais ma tête tout contre mon épaule ; mes dents, ma bouche ouverte, je remue la langue pour voir si c'est bien la mienne mais je ne la sens pas qui bouge dans ma bouche. J'ai l'impression de sourire, de forcer un large sourire, mais la commissure de mes lèvres ne s'étirent pas et reste identique.
Je ne contrôle pas les proportions de mes idées : je ne suis pas fou ! Je ne suis pas fou ! Peut-être malade, un peu, mais comme tout le monde ; je n'arrive juste pas à... comprendre. Pourquoi. Je me sens si lourd. Pourquoi mes poumons sont poussiéreux, pourquoi j'ai la bouche pleine de pierres insatiables. Quelque chose cloche, j'en ai bien conscience ! Sinon, je n'aurais pas autant besoin de choses puissantes, autant besoin d'être brusqué, bousculé pour me sentir vivant. Être attaché à une chaise pour ne pas trop bouger. Pour être étranglé comme il est bon de le ressentir. Sur sa gorge, fine, délicate, qu'on n'arrive pas à délimiter dans son cou. Alors, on serre. On serre. On enfonce nos doigts dans notre peau élastique, sans saveur, sans profondeur et on arrive à... à voir certaines couleurs violentes qui éclaboussent nos pensées, qui nous stimule, oh ! L'espace d'un instant, court, volatile, éphémère. Vite envolé dans l'air de nos néants sensoriels lorsqu'on relâche notre étreinte pour engouffrer une bouché d'un air inexistant, sans goût particulier. Inspirer à s'en éclater les poumons, furieusement, sans jamais parvenir à combler le poids de vide qui pèse à l'intérieur. Qui nous happe notre énergie, qui nous leste sur terre comme un boulet de paille enflammé : du sang, du sang partout, parce que les souvenirs nous gardent rivés sur le plancher des veaux.
Ou encore, d'autres possibilités, plus stimulantes, plus incertaines et effrayantes, à un tel point que oui, parfois, on en ressent les fourmillement dans l'âme, ce grincement de matière tellement agréable, la caresse d'un sable fin, qui remonte dans nos jambes et qui hérisse le poil de nos bras comme l'éclosion florale des flagellations matinales. Parfois, le frôlement de la véritablement mort, d'esprit et de corps, les tortures physiques qui nous réveillent les sens, en alerte et au garde à vous. La douleur, victime efficace, qui nous éloigne de notre inertie catatonique et on s'y complait puisque, après tout, elle nous offre ce qu'on recherche. La vie. Le semblant. La pale copie, mais la vie, tout de même, un peu plus terne que la véritable, sans doute, mais plus colorée que notre fausse mort immatérielle. La vie à double tranchant, celle qui n'est pas vrai et qui retombe, aussitôt, dans l'oubli lorsque la douleur s'efface, se retire dans son antre comme un gros chat roux paresseux et farouche. Alors, il nous faut encore plus d'effort, encore plus de force : étendre nos grands bras maigres pour venir reprendre ce félin endormi, le réveiller et le coller tout contre nous pour entendre sa respiration nous murmurer les limites infranchissables qui nous séparent encore de notre existence matérielle. Existence qui s'émiette peu à peu, qui ne goûte, visiblement, plus rien sur notre langue. Existence qui s'amenuise, qui s'étire en longueurs et qui menace, lentement, de se retirer pour de bon. Pour toujours. Un fil qu'on menace de couper.
Lorsqu'on se jette à corps perdu dans les flammes parce que plus aucune douleur ne nous laisse différent, changé, vivifié. Se lancer, comme un véritable désaxé dans le creux de l'action, le point culminant du théâtre pour crier comme les autres et mourir pour de vrai, enfin ! Libéré de toutes ses incohérence tactiles, ces perceptions erronées de la vie.
Et on se rend compte. Qu'on revient. Ici. Ici. Ici. Ici. Ici.
Et qu'on revivra pareil. Vide. Simple. Insensible. Véritable écho d'un néant vorace.
Qui se moque de nous.~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
[Sous influences médicales : Lithium 300 mg.] Eòghann D. - Je ne sens rien. Du plus loin que je me souvienne. Il n'y a rien sous ma peau, mais je sais que c'est complètement fou de dire ça. Ce n'est pas réel, et je le sais bien. Mais ça ne change rien, même si je suis véritablement vivant, je ne le sens pas. Mon cœur ne bat plus. Je n'ai ni chaud, ni froid. Et je ne ressens la douleur que par faibles vagues électriques, semblables à des frissons entre ma chair et ma peau.
[ Troubles dissociatifs : problème de perception du réel, réflexes amoindris, presque inexistants lorsqu'il ne sont pas physionomiques. La chute d'un objet, par exemple, le laisse indifférent, mais son genoux réagit correctement aux tests effectués. ]Eòghann D. - Je n'ai pas de souvenir pour rien. Lorsque je plonge dans ma tête et que je fouille ma mémoire, je n'arrive pas à associer les visages, les voix. Mes parents ne sont pas mes parents, leur sang ne coule plus dans mes veines parce qu'elles se sont asséchées, qu'elles sont maintenant pleines de cendres. Pleine de rien.
[ Troubles dissociatifs : déconnexions périodiques d'avec la réalité. Perte de contrôle des émotions, larmes impromptues, stress, tremblements. Fabulation : tendance à présenter des récits imaginaires, de façon plus ou moins organisée et cohérente, comme étant réels. « La fabulation ne s'accompagne pas obligatoirement de l'intention délibérée de tromper, le sujet croyant lui-même, en partie, à ses récits. Considérée comme normale chez le jeune enfant, la fabulation est pathologique chez l'adulte et les adolescents. » ]Eòghann D. - J'essaie, parfois, de sentir les choses. La musique entre en moi sans rien faire vibrer. Il n'y a aucun goût et mes oreilles se vident aussitôt. Seul les gros bruits parviennent à me faire frissonner un peu. Chaque fois je sens une chaleur me parcourir la colonne vertébrale et me remonter vers la nuque avec la puissance d'un choc électrique. Les choses violentes me vont me sentir vivant. La douleur, un peu. Mais plus elle devient forte, plus je me sens dans mon corps, plus je sens la peau sur mes os.
[ Tendances auto-destructrices : isolations périodiques nécessaires. Troubles dissociatifs : la douleur anime le patient d'une sensation de réalité et l'enfonce un peu plus dans sa démence d'irréalité. Il a besoin de cette douleur : « Quand ça fait mal, au moins, ça fait quelque chose ». Augmentation de la dose : posologie non efficace. ][Sous influences médicales : Lithium 400 mg.] Eòghann D. - Quand j'étais petit, mes parents n'étaient jamais là. Mon père travaillait. Ma mère ne me voyait jamais. Elle n'avait jamais envie de me voir. Toujours trop absorbée par autre chose. Jamais de contacts. Elle était morte en dedans. Alors, je regardais les... horloges, pour attendre mon père. Quand il rentrait, elle semblait plus heureuse et sortait de sa chambre.
J'essayais de compter les minutes et je restais de longs moments à fixer les aiguilles. Quand je n'avais plus envie de compter, je ne sais plus ce que je faisais. Peut-être que je jouais un peu.
[ Antécédents familiaux : mère dépressive refusant ses traitements. Maladie maternelle déclarée en 1899 (Eòghann a six (6) ans), internée ici-même (Asile Principale de Glasgow, A-d-N) en 1905 (Eòghann a douze (12) ans). Enfance et début d'adolescence passé à espérer l'attention d'une mère absente, « absorbée par quantité de choses », une mère « morte ». ][ Internement du patient : 17 novembre 1908, meurtre, déni, violence, inertie psychique. Isolé 48h sous sédatifs. ]Eòghann D. Je suis arrivé... Je ne sais pas. Un jour, sans doute, mais tout reste flou dans ma tête, et quand je cherche dans mes pensées... Je ne vois que du noir, et de gros tentacules gris et rouges qui fouettent l'air de leurs bras et qui cherchent à me cacher des secrets. Ils ne veut pas que je sache. Alors je ne cherche pas en particulier à savoir, et je laisse les choses suivre leur cours. Les jours passent, les rencontres qui s'éternisent toujours et qui ne me servent à rien. Parce que rien ne me change. Rien ne s'améliore. Au fil des semaines, des mois, je ne ressens toujours rien. Je reste aussi insensible. Plus calme, galvanisé par les comprimés.
Je me sens vide. Et personne ne m'aide. Personne ne réussit à me rendre comme avant.
[ Déni psychologique : cherche à cacher ses souvenirs douloureux derrière des propos incohérent. Lorsqu'on lui parle des faits, sa respiration augmente brusquement, son pouls, sa pression artérielle, tous ses muscles se tendent. Si nous continuons à tenter de le raisonner, il panique, se débat, devient vulgaire, et termine par s'enfermer dans la catatonie, comme seul moyen de défense. ]Eòghann D. Il ne savent rien. Ils ne me comprennent pas. Personne. Tout le monde me prend pour un gamin vulnérable et insensible. Ils croient tous que je suis profondément traumatisé par ce qui s'est passé. Mais non ! Au contraire. Quand... quand... je me sentais... tellement vrai. Tellement vivant. Je me sentais vivre ! Et je sentais mon cœur battre dans ma poitrine, mon pouls tambouriner contre mes tempes et je voyais presque de la couleurs. Les formes des choses me semblaient palpables et la douleur lointaine, mais agréable. J'entendais les choses. Plus d'écho. Plus d'acouphène.
[ Inepties : propos incohérent, fabulations, mythomanie. Augmentation de la dose : posologie non efficace. ][Sous influences médicales : Lithium 450 mg.] Eòghann D. Je l'ai tué. Sans savoir pourquoi. Il me faisait tant de bien. Il me rendait tellement vivant. Mais je sais pas pourquoi. J'ai dérapé. Le couteau, et puis sa gorge. Et puis plus rien.
C'est vide dans ma tête et je n'entends qu'un grondement. Sourd. Muet. Mais présent. Mes os vibrent. Et je sombre dans le néant, où tout ce qui y est m'avale. Il n'y a que du noir, et du rouge, tout autour. Et de grands yeux sanguins qui se fixent sur moi. Qui me dévisagent. Ils sont des milliers, dans centaines de milliers. Qui m'épient, qui m'agressent. Qui me volent mes souvenirs et qui dévore tout.
Je ne sais pas pourquoi. Mais je sais que je l'ai fait.
Tuez-le. Tuez-le. [ Troubles dissociatifs : justifie ses actions grâce aux mensonges, n'arrive pas à expliquer clairement pourquoi et lorsqu'on lui demande un effort, il s'enferme dans son monde qu'il ne quitte que bien longtemps après. Isolé pour 24h, en observation. Ajout de propos incohérents : nombreux viols et abus paternels. Placé devant les faits réels, il ne fait que voir le meurtre sans trouver pourquoi. « Quand ça fait mal, au moins ça fait quelque chose ».
Conclusion : troubles sévères causés par une carence affective trop forte, mère absente, père absent. Au départ de sa mère pour l'asile : retour de son père déprimé, incapable de s'occuper tout seul de sa famille. Viols répétés sur l'enfant. Nombreuses blessures infligées, torsions de bras, fêlures aux côtes, épaules déboitées : violence parentale, abus.
Troubles dissociatifs : l'enfant associe son insensibilité à l'absence de douleur, il en recherche au point de créer avec son père une sorte de relation secrète et ambiguë. Jusqu'à ce qu'il finisse par le tuer, sans explications. Peut-être un retour du moi réel capable de raisonner sainement : viol + viol + abus = traumatisme = désir de vengeance. Interné jusqu'à amélioration du comportement. Régulièrement mis en isolation pour excessivités. Isolé dans un quartier solitaire, sans présence d'autres patient adultes. Trop souvent retrouvé violenté, et parfois même avec rapport sexuels. ] [/color]